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Une image surprenante, au détour de la rivière.

De quel culte peut-il bien s’agir ?

 

 

On parle de religion oraculaire pour désigner les croyances de la région de Jumla (vallée de la Karnali) où interviennent des « oracles – médiums » appelés dhamis, possédés par des dieux incarnés, qui par ce biais interfèrent avec le monde humain.

Les traces de cette croyance sont également bien visibles dans les villages disséminés dans les vallées (Thuli Bheri et Phedi khola) et collines du Bas Dolpo

Si ce groupe de divinités joue un rôle très important dans la vie des habitants de la région, ces derniers vénèrent aussi les grands dieux hindous : Shiva, Vishnou, Ganesh, etc.  Les divinités pan-hindoues ou brahmaniques, ne s’incarnent pas : elles sont généralement représentées matériellement dans leur sanctuaire et seuls les prêtres brahmanes sont autorisés à leur rendre un culte. Ces divinités sont souvent vénérées dans les villages habités par les membres des hautes castes arrivés dans la région tardivement.

 

Les familles de dieux

 

Ces divinités ne sont pas représentées matériellement, mais sont considérées comme des pouvoirs, sakti. Il existe tout un panthéon de divinités organisé en « familles » unies par des relations familiales. La description, l’identité, les pouvoirs de chaque divinité sont récités par les oracles. Ces autobiographies portent le nom de parelis et peuvent être assimilés aux sons des chamans décrits chez les Magars- Gurungs.

 

Les frères : Bara Bhai Masta

 

Les frères Masta sont les plus connus parmi le panthéon des dieux de la région de Jumla.

Collectivement, ils sont appelés bara bhai (les douze frères). Douze étant un nombre plus idéal que réel. En fait des listes de dieux Masta pouvant atteindre 34 noms ont été compilées par différents auteurs. Ces noms se référant parfois au village où se situe l’autel du dieu ou à une position géographique. En fait, Masta doit être considéré comme un dieu unique s’incarnant dans différents villages en prenant des noms et des caractéristiques légèrement différentes.

Selon les parelis, les frères Masta sont fils d’Indra, roi du paradis. Sur l’ordre de leur père ils se sont incarnés en ce monde et pour la première fois dans le village de Dadar (Bajhang district, à l’ouest du district actuel de Jumla). Pour d’autres ils se seraient d’abord incarnés au Gahrwal, une région de l’Inde actuelle. Depuis Dadar, ils se seraient ensuite rendus au nord de la région de Jumla (Humla, Mugu) puis vers le sud (Dailekh, Surkhet) en réalisant de nombreux miracles au profit de la population.Bien que fils d’Indra, une divinité védique brahmanique, la croyance aux frères Masta est également fortement teintée d’éléments appartenant aux traditions culturelles tibétaines. Dans les parelis, les frères Masta au début de leurs pérégrinations sont habillés à la mode tibétaine d’une chupka. Le langage utilisé par les dieux emprunte également beaucoup au tibétain.

Ce n’est qu’ensuite en interagissant avec les populations du centre et du sud de la région de Jumla, au cours de leurs voyages qu’ils vont commencer à s’identifier comme des dieux hindous. Ces traditions s’expliquent parfaitement par la coexistence au cours de l’histoire de communautés bouddhistes et hindouistes sur le territoire de Jumla.

 

Les sœurs : Nau Durga Bhawani

 

Étroitement associées aux frères Masta, voici les neuf sœurs, les Nau Durga Bhawani.

Elles sont considérées pour certains comme des avatars de la grande déesse hindoue Durga.

Certaines (Bhagwati) ne s’incarnent pas dans des médiums et l’on ne dispose donc pas de descriptions du type de celles des parelis et l’histoire de leur vie s’inspire plutôt des écrits (purana) védiques. Ces déesses ont pour nom Kanakasundari, Tripurasundari et autres. De grands temples de pierre leur ont été construites. Une image physique leur est attribuée.

A l’inverse, d’autres sœurs (Bhawani) sont très semblables aux frères Masta, par leurs autels, le type de culte, l’absence de représentation iconique et leur incarnation par possession d’oracles. (dhamis). Les plus connues de ces sœurs (avatara) ont pour nom : Bhawani, Kalika et Malika. Leur apparition à Dadar, dans la région de Jumla, leurs voyages et leurs activités miment celles attribuées aux frères Masta.

 

Les oncles maternels (mamas) : Mahdev

 

Considérés eux aussi comme d’origine divine, aucun écrit ou légende ne mentionne leur origine. Ils sont pour certains associés au dieu Shiva dont ils seraient un aspect ; Pour d’autres Mahdev, l’oncle de Masta, non végétarien doit être distinguée du dieu brahmanique Shiva [qui est par ailleurs honoré à Jumla, sous le nom de Bhairav Nath et Chandan Math].

Cette confusion montre bien la distinction qui doit être faite entre la religion brahmanique classique et ce culte des divinités oraculaires, bien qu’une certaine forme de syncrétisme ait pu s’installer au fil des siècles.

 

Les neveux et filles : Picas Devta

 

Contrairement aux catégories précédentes, ces divinités ont une origine humaine et sont les esprits de personnes décédées. Un certain nombre de ces esprits interfèrent avec les affaires humaines via leurs médiums. Ces divinités sont le plus souvent spécifiques à tel ou tel village.

Les parelis de ces divinités indiquent que la plupart d’entre elles meurent de mort violente et injuste (suicide, meurtre). Ils se réincarneraient ensuite pour se venger.

Ces dieux sont considérés le plus souvent (mais pas toujours) comme ayant des pouvoirs inférieurs aux divinités d’origine divine.

 

Les esprits lignagiers : Maiyu

 

Tous les esprits des personnes décédées de mort violente, ne font pas partie de la classe des dieux incarnés. La plupart (à la différence des picas devtas) ne se manifestent plus après leur mort. Ce esprits sont appelés Maiyu. Ils sont incapables de se réincarner suite aux rites mortuaires et viennent hanter leurs descendants, causant mauvaise fortune, maladie, perte de la récolte etc.

Une fois qu’un Maiyu a été identifié, une petite niche est construite dans la maison à côté de l’autel. Tous les membres du lignage contribuent à l’honorer et à le nourrir (lors d’une cérémonie mensuelle, mannu khane le jour avant la pleine lune) ; L’homme qui accomplit le rite doit être un membre initié de la lignée paternelle.

 

Les serviteurs : Bahans

 

Serviteurs des dieux précédents dont le nom dérive du sanskrit vahana (véhicule). Ils sont donc considérés comme l’équivalent des divinités animales qui servent de monture aux dieux brahmaniques.Quoique associés aux chevaux, ils n’ont cependant pas de forme ou d’origine animale.Ce sont soit des fantômes (bhut) soit des démons (raksas, dait ou daitya) dont la malveillance s’est effacée grâce à l’intervention des dieux incarnés. Chaque dieu possède un ou plusieurs bahans et ceux ci sont propres à chaque localité villageoise.

En dépit de leur statut inférieur, les bahans possèdent leurs propres autels et leurs dhami.

 

 

La coexistence pacifique des différentes divinités au sein du même panthéon peut s’expliquer par le fait que chaque groupe de divinités occupe un espace différent : Bhawani est la propriétaire du monde, Mahadev est le propriétaire de la terre et Masta est le propriétaire des humains..

Masta est vénéré aussi bien comme divinité du territoire que comme divinité lignagière.

En tant que divinité lignagière, Masta et les autres divinités protègent les lignées contre les catastrophes et les mauvais esprits, assurent aussi la réussite, la prospérité et des descendants mâles.

En tant que divinités du territoire, elles protègent celui-ci en assurant la prospérité du lieu où elles assurent leurs pouvoirs.

En retour de ce service, elles reçoivent le plus souvent quatre cultes annuels, les jours de pleine lune de baisakh (avril – mai), saun (juillet – août), kartik (novembre – décembre) et magh (janvier – février).

Le nombre de cultes varie en fait et seules les divinités les plus éminentes reçoivent quatre cultes annuels.

 

 

Hormis les Maiyu et les Bahans qui ne possèdent qu’un petit autel , Masta et les autres divinités incarnées possèdent systématiquement deux sanctuaires appelés than ou madu.

Le premier sanctuaire, situé dans le village est appelé gar than ou gar madu (sanctuaire de village). Il est assez souvent construit dans la maison du dhami. Dans ce cas c’est souvent une estrade surélevée située au fond d’une pièce de la maison. Lorsqu’il est construit à part, il ne se différencie guère des autres maisons du village en dehors du fait qu’il est orné de mats portant des banderoles d’étoffe rouge et blanche (dhaja)

Le second, le plus important, utilisé lors des cérémonies importantes de pleine lune est situé en dehors du cercle d’habitations, dans la forêt (parfois sur une crête ou dans les champs). Il est appelé ban than ou ban madu.

Son architecture est différente de celle des maisons du village (en pierre et au toit plat). Il est souvent construit avec un toit en bois, en double pente. Le sanctuaire contient en général trois salles. La salle la plus profondément située est le gabbir, le sanctuaire proprement dit, pièce très sacrée où personne n’a accès sauf les officiants. Dans cette salle, les offrandes et ex-votos offerts sont entreposés et tous les récipients de la divinité y sont déposés durant la fête de pleine lune. On y allume aussi de petites lampes à huile durant la cérémonie. A l’intérieur de cette salle, il y deux niches l’une est réservée à Bhawani et l’autre à Masta. Au milieu de celle-ci, presque devant la porte d’entrée, se trouve une fosse, kunda. Durant les fêtes de pleine lune, les animaux sont sacrifiés devant celle-ci, et elle est remplie du sang des animaux sacrifiés qu’on y laisse, jusqu’à ce qu’il finisse par sécher. Devant cette salle se trouve la pièce du gadi où ont lieu toutes les consultations. Un petit muret sépare cette pièce du gabbir. Devant le gadi se trouve un autre kunda, utilisé pour faire l’offrande au feu, hom, durant le rituel. La troisième salle est une anti-chambre ou véranda, réservée aux fidèles, où toutes les offrandes pour la divinité sont cuites. Elle s’ouvre sur l’esplanade où s’installent les musiciens, Damai et où se font les danses rituelles.

 

 

Masta comme les autres divinités incarnées n’est pas représenté matériellement. On ne trouve ni idole, ni statue dans leurs sanctuaires.

En revanche, on y voit (à l’extérieur comme à l’intérieur) entreposés de nombreux ex-voto offerts par les fidèles qui constituent en statues de bois, tridents, cloches, statues, peaux et cornes d’animaux, conques, …les cloches étant de loin les plus nombreuses car jouant un rôle important dans le culte.

Les statues de bois (murti, daule) entreposées dans le temple ou à proximité ne sont absolument pas un élément du culte ni une représentation du dieu. Elles sont réalisées par les intouchables et notamment les cundara (tourneurs). Ce sont en fait des offrandes à la divinité pour la remercier de ses faveurs ; tandis que les membres des classes supérieures offrent plus volontiers des offrandes plus substantielles : cloches, ustensiles en cuivre, dédiées au culte …

Ces statues représentent le plus souvent des hommes armés mais parfois des femmes ;. Ils symbolisent les donateurs.

 

Les spécialistes religieux

 

De nombreux officiants. : dhami, dangri, pujari et mugleri, font partie intégrante de l’institution du temple.

La présence de musiciens, Damai, est aussi nécessaire lors de certaines fêtes de pleine lune de Masta et de certains rituels du cycle de la vie. Toutefois, seules les « grandes divinités » nécessitent leur présence aux quatre fêtes de pleine lune. Le rôle des musiciens est très important lorsqu’ils sont présents aux fêtes de pleine lune on dit que s’ils jouent bien de la musique, les divinités s’incarnent vite dans les dhami, il est donc important d’avoir de bons musiciens durant la fête.

En outre, certaines divinités nécessitent aussi un interprète, khaba, puisqu’elles parlent une langue qui n’est pas compréhensible par les fidèles.

 


Le
dangri

 

Le rôle principal du dangri durant le rituel est celui de « sacrificateur », mais il doit aussi nettoyer et purifier le sanctuaire pour le culte, en l’absence de pujari. Dès que le dhami est possédé, le dangri joue le rôle d’intermédiaire entre le dieu et les fidèles, bien que les dévots puissent parler directement avec la divinité. Lorsque les fidèles ne comprennent pas les paroles du dieu, c’est le travail du dangri que de les expliquer. II présente également toutes les offrandes des fidèles au dieu. Si le dangri juge que les offrandes du fidèle ne sont pas suffisantes, il lui demande soit d’offrir un peu d’argent, soit de faire la promesse d’apporter d’autres offrandes lors de la fête suivante et il communique aussi ce message à la divinité pour qu’elle soit satisfaite.

Quand une divinité est importante, elle est conçue comme une divinité du territoire, et possède deux dangri. Le dangri principal et son assistant. L’assistant aidera le dangri principal tout au long du rituel et son aide est cruciale lors des sacrifices d’animaux. Le dangri principal entre dans le gabbir et son assistant tient les pattes arrières de l’animal à l’extérieur, pendant qu’il égorge la victime sur le seuil du sanctum. En retour de ce service, tous deux reçoivent des offrandes qu’ils partagent en parts égales.

La fonction de dangri est, en règle générale, héréditaire et se transmet de père à fils aîné, les femmes étant exclues de cet héritage. Si le dangri n’a pas de fils et s’il est devenu incapable d’assurer ses obligations, le travail d’officiant est assuré par l’aîné du lignage, cependant, sa présence est nécessaire durant chaque fête au sanctuaire de la forêt, tant qu’il est vivant. Seule la charge de dangri est alors déléguée à son successeur potentiel, et non le titre qui ne sera passé qu’après son décès. Même s’il est incapable d’assumer ses fonctions au sanctuaire, le dangri doit tout de même effectuer le sacrifice, car il est le seul autorisé à l’offrir dans le gabbir. On dit que lorsqu’il y entre pour effectuer le sacrifice, il devient très puissant grâce à la divinité, et ce, quel que soit son état Lorsque le titre de dangri est transmis, le nouveau doit demander le chap bido (sceau et tika, certificat de reconnaissance) au dhami pour être reconnu comme son dangri.

 

Le pujari

 

Le prêtre, pujari, « celui qui conduit la puja » est toujours un Brahmane et le titre est héréditaire, de père en fils aîné. Ses principales fonctions sont de conduire les rites domestiques pour ses clients,

A part les fonctions de prêtre domestique et d’astrologue, le Brahmane est le prêtre principal dans les sanctuaires des grandes divinités hindous qui ne s’incarnent pas, et il officie aussi dans les sanctuaires des divinités incarnées,.

Il y joue dans ce dernier cas, un rôle plutôt secondaire par rapport aux autres officiants. Sa présence est nécessaire lorsqu’on doit faire un sacrifice au feu, hom, cependant ce rite n’est pas effectué lors de chaque fête. Lors des fêtes de pleine lune où sa présence est requise, le pujari doit nettoyer le sanctuaire de la forêt, en particulier le gabbir, allumer les lampes à l’huile, faire des offrandes à l’intérieur du temple et le hom dans le foyer situé devant le gadi Lorsque le dhami entre en transe, il doit mettre le bido (tika de la divinité) sur le front de ce dernier et, en son absence, le dangri effectue cette tâche. Au moment des sacrifices, il joue un rôle d’assistant au dangri en l’absence de celui-ci.

 

L’interprète : khava

 

Il traduit les mots souvent énigmatiques que lance le dhami à ses interlocuteurs mais il est aussi un intermédiaire qui présente les offrandes au dhami.

 

Les Mugleri

 

Le terme de magal est dérivé de mangal qui veut dire bon augure et le groupe de femmes qui chantent des magal est appelé mugleri. Ce type de chant n’est jamais chanté seul, il faut au moins deux femmes pour l’exécuter.

Les magal sont composés en vers. Chantés d’une voix lente et très monotone ils sont très difficiles à comprendre. Ils consistent souvent en éloges des dieux et en description d’événements, et décrivent parfois les actes et les gestes du prêtre brahmane pendant que ce dernier conduit le rituel. Le rituel de bon augure n’est jamais conduit seul par le prêtre brahmane sans l’accompagnement des mugleri.

Le titre de mugleri n’est pas héréditaire, c’est une vocation. L’apprentissage dure à peu près un an, tous les chants devant être appris oralement.

Il n’y a aucune barrière de caste pour devenir une mugleri, n’importe quelle femme peut le devenir à partir du moment où elle en exprime le désir ; Cependant, chaque lignée possède ses propres mugleri : celles d’une lignée n’iront pas chanter dans une autre lignée, et chaque groupe est formé par les mugleri d’une même lignée. Les mugleri occupent une place très importante dans la société Matwali Chetri et l’ensemble de la société Jumli. Leur présence est essentielle puisqu’elles accompagnent aussi bien les rites du cycle de la vie : mariage, naissance d’un fils, que d’autres événements : la construction d’une nouvelle maison etc. Elles n’accompagnent cependant pas le décès, car c’est une cérémonie considérée comme « impure » La présence des mugleri n’est pas seulement importante, elle est même nécessaire dans les sanctuaires de Masta et d’autres divinités incarnées, durant les fêtes de pleine lune. Avec leurs chants magal et avec l’aide des musiciens, Damai, elles invitent la divinité à s’incarner dans le dhami. Tant que la divinité n’est pas incarnée, elles continuent à chanter. Plus la divinité retarde l’incarnation dans le dhami, plus la pression monte sur les mugleri et les musiciens. Dans ce cas de figure, souvent les fidèles demandent aux Damai de jouer la musique mieux et plus fort et aux mugleri de donner de la voix. Dès que la divinité s’incarne dans le dhami, elles s’arrêtent de chanter et les musiciens de jouer.

 

Le dhami

Dhami

 

Le dhami (oracle-médium) est l’officiant principal du sanctuaire de Masta et des autres divinités incarnées. Lorsque la divinité s’incarne, elle parle par la bouche du médium et les dévots peuvent l’interroger directement.

Sans la présence du dhami, la puja proprement dite n’aurait pas beaucoup de sens, parce que les fidèles ne pourraient pas interroger la divinité, acte central à leurs yeux.

Dès que la divinité prend possession du corps du dhami, ce dernier personnifie la divinité, sera traité comme un dieu et tous ses gestes et paroles seront vus comme des actes divins.La possession dans la région de Jumla et du bassin de la Karnali est institutionnalisée chaque possédé est attaché à une divinité et à son sanctuaire. Cette institution est très différente de celle du chaman, jhakri, pratiquée ailleurs au Népal (groupes tibéto-birmans). Un jhakri possède un « guru » (maître) pour l’apprentissage et il doit réciter une parole magique, mantra, pour entrer en transe, afin qu’il fasse un voyage dans le monde surnaturel et le monde des esprits pour les contrôler. Le dhami, lui, ne possède pas de « guru« , il n’est pas initié et se trouve être directement élu par la divinité. Lors d’une séance de possession, le dhami doit attendre que la divinité soit incarnée en lui afin d’entrer en transe et à aucun moment il ne part à sa recherche.

On peut classer l’ensemble des dhami de la région en trois groupes selon les divinités qui s’incarnent en eux : les dhami des principaux sanctuaires, mul than, qui sont appelés mul dhami, les dhami des sanctuaires secondaires, (haga than), et les dhami de divinités mineures, Maiyu et Bhahan. .Les dhami des mul than se trouvent au sommet de la hiérarchie, puisqu’ils sont chargés de donner le chap bido (certificat de reconnaissance) aux nouveaux dhami des haga than et des divinités mineures. Et les dhami de ces deux derniers groupes doivent se rendre au sanctuaire des premiers alors qu’à aucun moment le dhami d’un sanctuaire principal ne se rend aux sanctuaires des deux derniers.

L’office de dhami n’est théoriquement pas une fonction héréditaire, puisqu’il est élu par le dieu et il n’y a aucun apprentissage pour devenir un dhami. Après le décès d’un dhami, les villageois attendent que le dieu choisisse une autre personne. Parfois, plusieurs années peuvent s’écouler avant que cela ne se produise. Le choix du dhami est largementdéterminé par la catégorie de la divinité : c’est-à-dire selon qu’il s’agit d’une divinité lignagère ou d’une divinité du territoire ou bien des deux à la fois.. Si le dieu est une divinité lignagère, le dhami est toujours élu dans la même lignée que le défunt, mais la divinité peut favoriser les lignes collatérales de plusieurs générations au lieu de la ligne directe. Lorsque le dieu est seulement une divinité du territoire, le dieu ne favorise aucune des lignées, mais le dhami sera élu à l’intérieur du territoire de sa juridiction. La possession se manifeste souvent par une transe non contrôlée durant les fêtes de pleine lune. Si la transe se manifeste pour la première fois, elle ne sera pas prise en compte sérieusement. Les villageois pensent alors que la personne est possédée par un esprit de malemort, Maiyu, ou par un démon ou fantôme, bhut, phénomène très courant dans la région. Ce n’est qu’après plusieurs transes non-contrôlées lors desquelles la personne clame sa possession par la même divinité, et dans le contexte où, les villageois attendent de celle-ci qu’elle se manifeste dans un nouveau dhami, que ceux-ci portent un intérêt à la transe et essaient de savoir qui se manifeste ainsi.

Parfois, il peut arriver que deux personnes réclament le statut de dhami de la même divinité. Dans ce cas, il seront départagés par l’épreuve du bhit (prodige, épreuve miraculeuse). L’épreuve diffère selon la divinité concernée (récitation du Veda en entier sans aucun apprentissage, trouver une cloche bien cachée sous d’autres cloches entreposées dans une petite niche du sanctuaire, transformer le riz et fleurs, sika pati, en tilak (tika) noir en les écrasant entre ses deux mains etc).

Le chap bido est une forme de certificat de reconnaissance de pouvoir du nouveau dhami par le mul dhami qui donne le droit au nouvel élu de monter sur le trône du sanctuaire secondaire. Il est donné lors d’une fête de pleine lune, car cet acte ne peut être accompli que ces jours-là.

Le chap bido est donné au dhami du haga than, en plaçant les cloches de la divinité principale sur la tête du dhami du sanctuaire secondaire. S’il n’y a pas encore de sanctuaire secondaire du sanctuaire principal, ce dernier peut aussi octroyer la permission d’en créer un, à la demande du nouveau dhami. Dans ce cas, ce dernier reçoit des cloches pour aménager le nouveau sanctuaire et le médium principal lui dicte les jours de fêtes qui y seront célébrées. Ensuite les deux médiums se donnent le bido (tika), plaçant le riz sur leur front en respectant la hiérarchie : c’est-à-dire que le mul dhami place le tika le premier sur le front du dhami du sanctuaire secondaire avec ses deux mains et deux fois de suite. Quant aux dhami des mul than (de Jumla et de Mugu), ils n’ont pas de dhami supérieur et une fois qu’ils ont montré leur bhit à leurs fidèles, surtout à la communauté où il réside, ils se rendent à Chayanath, situé dans le district de Mugu, pour demander le chap bido à la pleine lune du mois de saun (juillet-août). Or cette dernière divinité ne possède pas de dhami et c’est le panjari qui accomplit le rituel de chap bido. Cependant, le dhami doit impérativement entrer en transe dans l’enceinte du sanctuaire pour recevoir le chap bido. Les dhami de Humla se rendent au lac de Manasarovar où ils doivent se plonger au milieu de lac et entrer en transe.

Lorsque le possédé est reconnu comme dhami, il doit laisser pousser son toupet de cheveux, judi, aussi appelé latta, lequel peut parfois mesurer plus d’un mètre. Cette mèche est souvent entourée de fils d’argent (ou d’or) offerts par les fidèles. Lorsque la promesse du dieu se réalise, les fidèles apportent fréquemment des marques de reconnaissance : ce sont souvent des cloches, des fils d’argent pour le judi ou des bracelets en argent.. La compétence d’un dhami est jugée par ces fils d’argent : plus il est renommé, plus il a de fils d’argent autour de son toupet et de bracelets en argent aux bras. Le judi est bien caché sous un chapeau ou un turban dans la vie quotidienne, et ne se trouve visible qu’au moment de la transe. Le dhami doit aussi observer des règles très strictes relatives à la pureté, en considération de la divinité qui s’incarne en lui. Il évite donc toutes les nourritures impures : grains de soja, d’éleusine, kodo, et l’alcool. Les médiums évitent aussi de manger les nourritures préparées par d’autres personnes que leur famille pour échapper à toute impureté. Il évite aussi de participer aux événements liés aux décès, même ceux de ses parents. Cependant, après un tel événement, il n’entrera pas en transe pendant un an, période de deuil pour les parents. Il respecte aussi cette période de deuil pour les membres de sa lignée, jusqu’à la troisième génération. La naissance d’un enfant dans le village rend impur le dhami pendant dix jours, de même que le décès d’un villageois. Cette règle varie toutefois selon les villages : dans les gros villages, la période de deuil, sauf pour les parents, y a été réduite à dix jours pour les membres de lignée s’il n’habitent pas dans la même habitation mais un an est toujours requis pour les habitants de la même habitation. Pour les autres villageois, un seul jour est marqué. La durée d’impureté liée à la naissance a été réduite à quatre jours.

Le dhami n’entre pas en transe non plus pendant quatre jours durant les menstruations de sa femme, bien que cette dernière s’installe alors dans l’étable.Il n’y a aucune barrière de caste ni de sexe pour devenir un dhami : toute catégorie sociale, et théoriquement tous, hommes et femmes, peuvent être choisis. Cependant, les femmes sont possédées seulement par les Maiyu, esprits de malemort de lignage.

Quelle que soit la caste du dhami, il possède un statut assez ambigu vis-à-vis de la société. Lors d’une possession, le dhami est traité comme une divinité et les dévots le saluent sans tenir compte de son appartenance de caste. Cependant les dhami de basse caste ne peuvent être que dhami de leur propre sanctuaire et il leur est interdit d’entrer dans des sanctuaires de hautes castes. Ils sont admis dans la maison jusqu’à la pièce d’entrée et la pièce des invités. Chaque « grande divinité » possède un sanctuaire principal et patronne une région assez vaste. Celle-ci est subdivisée en plusieurs sanctuaires secondaires pour la gérer. Tous les habitants du territoire d’une divinité sont appelés ses fidèles, pali, et doivent se soumettre au pouvoir de cette dernière, qui les administre. Ils viennent parfois se placer sous le contrôle direct du sanctuaire principal, et passent parfois par l’intermédiaire du sanctuaire secondaire. Dans certains cas, les pali sont doublement gouvernés d’un côté par leur divinité lignagère et de l’autre par la divinité du territoire.

Les personnes résidant sur le territoire de la divinité ont l’obligation de contribuer aux frais de la fête du sanctuaire. Ils doivent par ailleurs accueillir les non-résidents venus honorer le dieu qui est par exemple leur divinité lignagère ou venu simplement en tant que pèlerin, demander conseil à l’oracle. Les dévots peuvent venir parfois de très loin, voire ne pas appartenir du tout à la communauté ; c’est ainsi que les tibétains de Mugu ou Humla ont parfois recours à leurs services pour régler un différent.

Outre sa fonction d’oracle et de prêtre de temple, il fait aussi office de prêtre domestique et sa présence est obligatoire, par exemple, lors du mariage d’un garçon.

Le dhami, rend la justice aux pali de sa juridiction, traitant les conflits liés à la terre, aux héritages, aux relations inter ou intra familiales. Il prédit aussi l’avenir des consultants essayant de résoudre leurs inquiétudes en les interprétant. Il assure fécondité et prospérité, éloignant les esprits malfaisants. Inversement il peut aussi ordonner la maladie ou jeter une malédiction à la demande de ses pali.

Les dhami, prélèvent aussi une sorte d’impôt (en cas de mariage, de naissance d’un fils, d’un bovin, au retour d’un voyage d’affaire ..). Cela consiste en l’offrande de cloches, bracelets’agent. Après chaque récolte, une part de celle-ci est offerte à la divinité en échange de sa protection.

Le dhami se comporte donc en quelque sorte comme un véritable administrateur du territoire se superposant à l’administration civile. Ses décisions de justice l’emportant souvent sur celle de l’administration (lente, lointaine, chère). Bien que n’occupant aucune fonction politique, son influence est très importante.

Être élu dhami est un prestige pour soi-même mais aussi pour sa famille (dans le cas de divinités lignagères) et pour la lignée (dans le cas de divinités du territoire). Parfois, c’est un prestige pour toute la communauté, surtout en ce qui concerne la position de dhami d’une grande divinité. Les villageois feront ensuite tout pour veiller à ce que la divinité n’aille pas s’installer ailleurs à la mort du dhami.

 

Les fêtes de la pleine lune : paith

 

Les fêtes de la pleine lune de Masta (paith) sont les fêtes les plus importantes dans l’ensemble de la région de Jumla.

Elles sont célébrées quatre fois par an. Les dates les plus auspicieuses étant les pleines lunes (purnima) de Baisakh (Avril – Mai), Saun ou Sharaban (Juillet – Août), Kartik (octobre – Novembre) et Magh (Janvier – Février). Pour éviter la concurrence, seules les fêtes des dieux les plus importants sont célébrées ces jours précis. Les fêtes dédiées aux dieux secondaires se déroulant un peu avant ou après ces dates, voire lors d’autres « pleines lunes ».

Tous les groupes sociaux, y compris les artisans peuvent y participer et faire des offrandes à la divinité (chose impensable dans d’autres régions d’Inde ou du Népal), bien que l’entrée dans le temple leur soit interdit. Ces fêtes rassemblent essentiellement les hommes et les enfants bien qu’il n’y ait pas d’interdiction formelle faite aux femmes d’y participer.

Seules les fêtes qui se déroulent aux sanctuaires principaux, mul than, des divinités importantes durent cinq jours. Dans les sanctuaires secondaires, haga than, elles ne durent qu’un jour, celui de la pleine lune.

Le paith décrit ici est une des trois fêtes dédiées à Mahadev. Célébrée à la pleine lune du mois de kartik (octobre-novembre), elle ne dure qu’un jour. Tous les habitants du village de Botan et du village de Gwanti Khola, y compris les Lohar (forgerons) y participent, puisque Mahadeu est la divinité du village, et que tous ceux qui résident sur son territoire doivent la vénérer. Les habitants absents du village ce jour-là, font porter leur participation par l’intermédiaire d’un voisin et certains migrants reviennent au village spécialement pour participer à la fête.

Le matin de la fête, les trésoriers, les pujari (prêtre principal et assistant) et quelques vieillards du village s’installent avec des récipients dans le sanctuaire de la forêt  pour recevoir les offrandes, des villageois [un pathi de farine de blé. d’orge ou de sarrasin, le contenu d’une louche d’huile et celui d’une petite cuillère (pour le sacrifice au feu (hom) une poignée de riz et tout le lait de la matinée s’il y a des vaches allaitantes dans la maison, ainsi qu’un ungalo (quantité contenue entre deux mains) de farine comme offrande pour les pujari]. Un animal du village est aussi conduit au sanctuaire. Chaque année deux maisons participent à l’achat d’un animal, et tous les villageois les remboursent, à hauteur d’un pathi de grain par foyer. Tous les noms des habitants apportant les offrandes sont notés pour garder trace des contribuables.

A la fin de la matinée, les villageois commencent à faire cuire des galettes au sanctuaire de la forêt. Tous les travaux sont entrepris par les hommes et seuls des enfants viennent les aider. Une fois la cuisson débutée, le dhamis et les dangri de Mahadev arrivent au ban than avec cinq vases sacrés, et des cloches. Ils entrent par l’est. Bien que la fête soit celle de Mahadev, les dhami des autres divinités du village sont aussi invités et peuvent également monter sur le trône, gadi.

Les deux dangri nettoient le sanctuaire en commençant par le gabbir. Avant d’entrer, le dangri principal a changé de vêtements, et n’a gardé qu’un pagne. Le deuxième a seulement ôté son pantalon puisqu’il est resté à l’extérieur pour nettoyer le trône.

Une fois le nettoyage terminé, un tapis est étalé sur le gadi et tout le riz , pièces de monnaies apportés par les villageois pour la consultation, ainsi que les cloches de Mahadev sont déposés dessus. De petites lampes à huile sont allumées et les récipients apportés par les dhamis sont déposés dans le gabbir.

Le prêtre brahmane :­revêtu d’un dhoti, allume alors le hom (feu sacrificiel) devant le gabbir et entre-­temps son assistant commence à lire les Veda.

Une fois la lecture terminé, le prêtre principal demande aux dhami d’entrer en transe. Les mugleri se mettent à chanter les magal haut et fort et les fidèles présents dans le temple font sonner les cloches accrochées autour du sanctuaire Quand il sont présents, c’est aux musiciens qu’il revient de jouer la musique incitant la divinité à s’incarner.

Les dhami se mettent à danser, mimant la divinité et après un certain temps, entrent en transe, se mettant à trembler, changeant de voix. Tous deux se sont assis sur le gadi, le dangri leur ôtant leur turban pour dérouler le toupet de cheveux (judi) et leur oignant la tête d’huile. Ils apliquent le tika sur leur front réciproquement puis font échange de tika avec tout d’abord, le dangri et les pujari puis les membres de l’assistance. Ils attachent aussi une bande de tissu rouge autour du cou des assistants.

Enfin les « consultations » commencent. Dans un premier temps le dhami récite d’une voix lente et monotone la pareli du dieu qui le possède. Les villageois peuvent ensuite poser leurs questions soit directement soit par l’intermédiaire de l’interprète (khava). Le dieu répond par l’intermédiaire du dhami lançant des phrases au contenu souvent énigmatique. La séance est parfois houleuse, chacun essayant d’attirer l’attention du dieu, questions et réponses se mélangeant allègrement.A l’issue de celles-ci (ou parfois pendant, quand la séance dure longtemps), le prêtre décide de donner l’offrande dans le gabbir. Le dangri principal y entre pour jouer le rôle de sacrificateur et son assistant resté au dehors tient les pattes de la victime animale. Le sacrifice commence par celui de la victime collective suivi des sacrifices individuels.

Une fois l’animal sacrifié, le dieu reçoit le sang de la victime, la tête est gardée dans le gabbir et le corps est jeté à l’extérieur. Avant de rendre le corps de l’animal sacrifié à son propriétaire, les intestins et une patte droite sont prélevés. Tous les intestins sont mangés par les villageois qui sont venus travailler dans le sanctuaire, les pujari reçoivent chacun une patte et une tête et le reste est partagé entre les dhami, les dangri et les villageois.

Entre-temps, la séance de consultation se termine et, pour clôturer la cérémonie, les deux dhami font boire du lait aux dangri et aux pujari. Par la suite, ils se renversent tout le lait sur la tête et donnent le bido (tika) à l’assistance. Les dieux les quittent alors et ils descendent du gadi.

Après cela, toutes les offrandes sont sorties du gabbir pour être partagées. Les pujari reçoivent chacun quelques galettes et une tête des animaux sacrifiés, le reste est partagé entre les dhami, les dangri et les villageois. Ces derniers reçoivent avec l’offrande du sanctuaire, un dhesu (sorte de galette très épaisse) et un morceau de viande, bilo, de l’animal sacrifié au nom du village. La fête se termine avec la distribution des offrandes.

A aucun moment les femmes du village ne sont venues participer à la fête, hormis les enfants et quelques filles mariées qui étaient de retour dans leur maison natale.

 


Bibliographie

 

Je me suis documenté et j’ai largement emprunté aux ouvrages suivants.

Gaboriau, Marc : « Note préliminaire sur le dieu Masta », Objets et Mondes, IX, (1), 19 – 50.

Campbell, James Gabriel : Consultations with himalayan gods : a study of oracular religion and alternative values in Hindu Jumla. 1978, Thesis Columbia University.

Shreshta – Schipper Satya : Religion et pouvoir chez des indo – népalais de l’Ouest du Népal (Jumla). Thèse Paris X, 2003

 

Le site belge : http://tribalsculpturesfromnepal.skynetblogs.be/ présente de nombreuses photos et documents relatifs au culte oraculaire. On y trouve notamment l’article et les photos illustrant l’article de Marc Gaborieau. Des photos et films prises par Christoph von Fürer Haimendorf et d’autres photos prises par Giuseppe Tucci.

http://tribalsculpturesfromnepal.skynetblogs.be/archive/2013/06/04/12-freres-9-soeurs-masta-bhawani-la-religion-oraculaire-de-l.html

Un certain nombre de vidéos :

http://songs.myodia.org/video/uvik9JSsTPU
http://songs.myodia.org/video/JFhDSspBN_A